Plier. Ramener les coins du haut. Plier les bords, puis le long du pli central. Et enfin, rabattre sur le centre de la feuille. Le papier n'avait plus aucun secret pour le Scout Bizarre. Passé maître dans l'art de faire des avions avec ses copies à l'âge de huit ans, Jude qui avait maintenant le double était fier de voir qu'il n'avait pas perdu la main.

Un coup d'oeil à la grande horloge à l'envers au dessus du tableau  lui indiqua que sa détention n'était toujours pas terminée. Au contraire, dix minutesde s'étaient pas encore écoulées lorsqu'il reposa son vingt-quatrième chef d'oeuvre en haut de la pyramide d'avions pliés. Comment était-il arrivé là, lui déjà ? Oh. Jude n'était pas étranger aux heures de colles de Madame Grover, sa professeure de langues mortes-&-vivantes. Mais il s'assurait toujours d'y venir pour des raisons différentes. Ça ne plaisait pas trop à Amaury, qu'il se fasse ainsi pour son comportement, alors Jude lui disait la plupart du temps qu'il avait un rendez-vous galant le samedi matin. Un rendez-vous galant avec sa prof, ça, il se gardait de le dire. Madame Grover n'avait rien de sympathique et une ou deux heures avec elle était bien moins plaisante que l'épreuve de survie scout dans le désert. Cependant, ce qui ne nous tue pas rend plus fort, non ? Jude devrait obtenir un badge pour réussir à supporter la mégère depuis son entrée dans la grande école.


Assis -ou plutôt affalé- sur son siège, il porta finalement son regard carmin à son entourage. Il n'y avait personne avec lui aujourd'hui, comme d'habitude. Personne. Mais pas pour longtemps. La porte crissa son désaccord avec la déclaration de Jude, pour laisser entrer un élève. Élève que Jude n'avait jamais vu avant. Et pourtant, il jurerait qu'il aurait pu le reconnaître au vu de sa taille monstrueuse et de son visage... Reptilien ? Était-ce un lézard ? Un dragon à une tête ? Un dinosaure ? Les questions se bousculaient dans la petite caboche du garçon. En tous cas, ce n'était pas quelque chose que l'on pouvait observer tous les jours. Après tout, à NightVale, on ne voyait que rarement la même chose en deux jours.

—Monsieur Connor !  Grinça la professeure, jusqu'alors plonger dans une biographie de Helen Hunt. Enfin, j'ai bien cru ne pas être graciée de votre présence ce matin ! Vous tiendrez compagnie à notre petit prodige, Monsieur Atkins.

La dame aux cheveux aussi bouclés que les poils d'un Chihuaha -c'est à dire, pas vraiment bouclés-, bondit hors de sa chaise, manqua de trébucher avec ses talons hauts, toisa les deux élèves du regard puis rassembla ses affaires.
Ah ! Parce qu'elle ne leur tiendrait même pas compagnie en plus ! Dites le tout de suite, si la présence de Jude vous embête surtout ! Le brun se renfrogna sur son siège alors qu'elle dirigea son venin vers lui -et exclusivement lui.

— Judas, j'espère que cette dissertation avance ! Je la veux sur mon bureau à la fin de l'heure.

Un ronchonnement à peine sussurer suivit, en guise de toute réponse de la part du scout. De la pile de feuille donnée pour son devoir, il n'en restait plus que cinq, aussi blanches que vides. Le bout de suie que Jude avait trouvé pour écrire -les stylo étant interdits dans l'enceinte de l'école- n'avait servi que pour décorer ses avions jusque là.

Madame Grover n'était pas là pour attendre, néanmoins. Une fois l'autre élève installé, elle fila sans un mot de plus ni un regard pour ses victimes. La porte claqua bruyamment, puis ce fut le silence. Enfin presque.

— Connor, huh... Chouette matinée, t'trouves pas ? Jude Atkins, enchanté de faire ta connaissance, désenchanté que ce soit en ces circonstances !

Il ne manquait plus que la courbette, mais il n'était même pas sûr que l'autre le voit. Alors il se contenta de son plus beau sourire plein de dents, à l'adresse de l'étudiant. Tout le monde savait que Jude était le pire ennemi du calme. Il attrapa l'un des avions tout en bas de sa pile, manquant de faire s'écrouler sa pyramide.

— Alors, pourquoi es-tu collé, toi ?